Souvenirs de Flavia Boddi, ancienne ouvrière de la Belle de Mai
25 novembre 2022
La Friche, avant d’être telle que nous la connaissons a connu bien des histoires. Nous avons pu vous parler de son passé de Manufacture de tabac et de l’époque où Gauloises et Élégantes y étaient fabriquées par une majorité de femmes, les cigareuses, mais saviez-vous qu’avant cela, la Friche était une raffinerie de sucre ? Là encore, les femmes y étaient très présentes et ont largement contribué à faire l’histoire et les luttes du quartier de la Belle-de-Mai. Nicolás Román Borré, responsable du cinéma Le Gyptis revient sur les souvenirs de l’une d’elles, Flavia Boddi…
« C’était en suivant délicatement le tracé de ses cicatrices sur son ventre que Flavia Boddi prenait son café tous les matins, un café au parfum de noisettes comme elle aimait dire, un café qui lui rappelait sa vie d’avant, celle avec ses parents, dans sa campagne toscane.
Ces stigmates prenaient la forme de ruelles, parfois même d’îlots urbains, laissant Mademoiselle Boddi imaginer qu’en parcourant ses marques, elle suivait son trajet quotidien jusqu’à la raffinerie de sucre. Il est vrai qu’au fil des brûlures, son ventre ressemblait à une cartographie du quartier, avec ses montées, ses virages abruptes, ses buttes et sa morphologie singulière.
Ses cicatrices étaient le résultat de ses premières années passées dans l’atelier de cristallisation, auprès des « cuites », ces cuves où les jus devenaient sirops après avoir été chauffés. Aux cuites, les ouvrières transvasaient le sucre encore en fusion, d’une cuve à l’autre, avec un arrosoir de 30 litres collé au corps et relié à une poulie, et il arrivait parfois que le sirop brûlant se déversât sur la blouse et les vêtements, faisant fondre tissus et peaux.
Les conditions de travail aux raffineries de sucre1 étaient pénibles, la chaleur écrasante, la sécurité des ouvrières quasi inexistante et les salaires indécents. De plus, à l’époque, les femmes étaient payées moitié moins que les hommes, et les mineurs, nombreux dans les usines de la Belle-de-Mai, ne percevaient qu’un quart de ce que touchaient les adultes.
La vie n’était donc pas simple pour Flavia Boddi. Rémunérée une misère, elle faisait des miracles avec sa maigre paye, et ce sans compter les soixante heures de travail accomplies chaque semaine. Elle ne parlait pas un seul mot de français, mais ce n’était pas important… À la raffinerie, presque tout le monde était italien, et dans les commerces, c’était le provençal qui s’imposait, une langue que Mademoiselle Boddi comprenait, car utilisée également de l’autre côté des Alpes.
Elle habitait au numéro 14 de la rue Séry, dans une petite pièce donnant sur l’arrière-cour, derrière le marchand de chevaux et mulets « Coste ». Pour se rendre à l’usine, Flavia Boddi partait tous les jours à 5h45, montait la rue Séry, prenait le boulevard Amayen à droite, puis la rue Victor Hugo à gauche, jusqu’au portail de la raffinerie.
600 mètres séparaient son domicile de son travail, mais 600 mètres, c’était également la distance maximale que Mademoiselle Boddi parcourait sur son territoire. La raison en était pratique puisqu’on y trouvait de tout : épiceries, boucheries, merceries, boulangeries, laiteries et crèmeries, bars, coiffeurs, lavoirs, marchands de bois et charbons, négociants en tabacs et liqueurs, chapelleries, bijouteries, cordonniers, marchands de volailles et gibiers, pharmacies, confiseurs et chocolatiers, négociants en huiles et margarines, bimbeloteries, charcuteries, médecins, ainsi que toutes sortes d’artisans et de métiers divers.
Il y avait également une autre raison pour laquelle elle ne s’éloignait pas trop de la rue Séry… Elle croyait aux signes du destin. Flavia Boddi était venue à Marseille pour travailler dans une raffinerie qui portait le nom de son saint patron : Carlo Borromeo2. Depuis toute petite, au sein de sa famille très catholique, elle priait pour lui, et à la Belle-de-Mai, l’église lui était consacrée, des commerces et une rue portaient son nom, et la tradition religieuse l’avait désigné comme le patron du faubourg tout entier.
Mademoiselle Boddi se sentait investie d’un devoir à accomplir sur ce territoire, et à l’usine, les enfants piémontais trouvaient naturellement en elle une grande sœur bienveillante, qui partageait généreusement son repas avec eux, lors de la pause méridienne. Elle songeait naïvement qu’elle pouvait soulager les enfants de la raffinerie, peut-être même les extirper de leur triste condition d’exploités, mais la réalité était hélas bien plus douloureuse et impitoyable, particulièrement quand elle constatait, au sortir du travail, que les enfants des familles aisés de Marseille prenaient, eux, l’air dans le grand jardin du Petit Lycée, juste en face de l’entrée de l’usine.
Sa foi était, pour elle, son unique raison de continuer. Au quotidien, il était si difficile de tenir. Voir ses camarades ouvrières contraintes d’offrir leurs charmes dans les lupanars du quartier, afin de nourrir dignement leurs bambins lui était insupportable. Quelle justice divine, s’interrogeait-elle, admettait autant de souffrances pour ces travailleuses ?
Après cinq ans aux cuites, Flavia Boddi était passée à l’atelier d’emboîtage où elle œuvrait comme « bourreuse », c’est-à-dire qu’elle rangeait les morceaux de sucre dans des boîtes. À ce nouveau poste, la chaleur n’était plus prégnante, mais elle était payée à la pièce et devait soutenir une cadence effrénée pour obtenir un gain équivalent.
La tâche était considérable, il fallait tenir une allure folle, au rythme du tapis déroulant, tout en refermant les boîtes. La vitesse allait de pair avec l’imprécision du geste et les doigts saignaient facilement. Si par malheur, le contremaître constatait une goutte de sang sur le sucre, l’ouvrière perdait une demi-journée de salaire. Ainsi, les bourreuses avaient-elles pris l’habitude d’utiliser leurs fichus brodés comme bandages pour leurs doigts. À cette intention, Flavia Boddi récupérait des chutes de tissus à la mercerie « Berger » de la rue Loubon. Et le soir, elle cousait des protège-doigts et tricotait de nouveaux fichus pour ses camarades. À l’atelier, toujours aux services des autres, Mademoiselle Boddi donnait aussi un coup de main aux ouvrières plus âgées, qui n’arrivaient plus à produire le nombre de boîtes suffisant pour gagner leur journée.
Ainsi était-elle, la bonté incarnée. Le dimanche, on la voyait après la messe, à l’église Saint-Charles, participer aux œuvres caritatives en faveur des familles en détresse. Puis, en fin d’après-midi, elle assistait à la séance du cinématographe au Gyptis, et après avoir passé un bon moment en compagnie des 1800 spectateurs, Flavia Boddi aidait les propriétaires à ranger et nettoyer les bancs du cinéma.
Mademoiselle Boddi était reconnue pour son engagement auprès des travailleuses, et elle menait régulièrement des échanges avec les cigareuses, ces ouvrières de la Manufacture des Tabacs de la rue Guibal. Celles-ci avaient réussi à obtenir certaines avancées sociales en faveur des salariées, et Flavia Boddi voulait mettre en place des actions semblables pour améliorer les conditions de travail aux sucres.
Malheureusement, Mademoiselle Boddi tomba malade. Pendant plusieurs mois, elle ne pût plus sortir de chez elle, mais l’entraide qui faisait également la réputation de la Belle-de-Mai3 lui permit de survivre. À sa chambre, arrivaient sans faute le pain de la boulangerie « Cervera » de la rue Séry, les comestibles de Monsieur Bertolucci et le charbon de Madame Fonguéni du boulevard Amayen, la charcuterie de Madame Berge de la rue Belle-de-Mai, les pâtes de l’épicier Jean-André Fuchs et le lait des frères Fiandin du boulevard Allemand, ainsi que les petites douceurs de Madame Marino du boulevard Boyer.
De la suite de son histoire, nous avons perdu la trace. Nul ne sait avec certitude ce qu’elle devint. Il semblerait qu’elle soit retournée en Toscane pour s’occuper de ses parents vieillissants et qu’elle ait fondé une famille.
Comme Flavia Boddi, des centaines d’ouvrières italiennes ont façonné la Belle-de-Mai. Leurs existences, considérées comme mineures, ont été invisibilisées par l’histoire. Cependant, leur courage, leur engagement et leur solidarité à toute épreuve ont laissé leur empreinte dans l’imaginaire collectif du quartier. »
1 – À la Belle-de-Mai, il y avait deux raffineries de sucre : La première « Saint-Charles » se trouvait sur l’espace qu’occupe aujourd’hui La Friche, et la deuxième « Raffineries de la Méditerranée » était située entre l’avenue Belle Vue, la voie ferrée et la rue Loubon, sur le site de l’actuelle résidence « Square National ».
2 – Saint-Charles Borromée en français. Carlo Borromeo était un cardinal réformateur italien du XVIè. siècle. Il fut archevêque de Milan, qui en fit son saint patron. L’église Saint-Charles de la Belle-de-Mai, qui lui est consacrée, fut édifiée en 1843.
3 – Le nom du quartier viendrait de l’appellation d’une vigne exquise et tardive « vinea bella de mai », qui était cultivée au moins depuis le XIVe siècle sur ce territoire.
QUELQUES DATES • Raffinerie dite « Saint-Charles » | de 1865 à 1939 • Manufacture de tabac SEITA | de 1950 à 1990
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