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Matière à penser

Kid Kreol & Boogie

25 janvier 2024

Dans le cadre du temps fort autour de la création contemporaine ultramarine Un champ d’îles, retrouvez Astèr Atèrla, une exposition qui invite à la rencontre des œuvres d’une trentaine d’artistes actifs et actives à La Réunion.

Rencontre avec Kid Kreol & Boogie, deux des artistes de l’exposition.

Le duo Kid Kreol & Boogie est composé de Jean-Sébastien Clain dit “Kid Kreol”, et de Yannis Nanguet dit “Boogie”, nés en 1984 et 1983. Ces deux artistes sont diplômés de l’École supérieure d’art de La Réunion en 2009 et 2010. Ils vivent et travaillent aujourd’hui à Saint-Denis de La Réunion.

Pouvez-vous nous parler de vos débuts en tant qu’artistes ?

“On a formé notre duo en 2008, alors qu’on était tous les deux graffeurs. Le milieu du graffiti existe depuis la fin des années 1980 à La Réunion, même s’il est resté marginal comparé au retentissement qu’il a pu avoir en métropole et dans le monde occidental plus largement. À chaque fois qu’on allait en métropole, on ramenait des bouquins. On a commencé à bouger un peu, mais on n’a pas été compris dans le milieu du graffiti ni ici, ni par l’école. On s’est confronté à plusieurs douches froides, mais on a continué. En deuxième année à l’école d’art, Jean-Sébastien est parti en échange et moi je suis resté à La Réunion, cela a créé une cassure et au retour, il y a eu un changement. Comme on peignait beaucoup dans les lieux abandonnés (maisons, entrepôts) dans la ville de Saint-Denis – notamment là où il y avait la gare routière -, on a commencé à peindre des fantômes, des zamérantes sans visage sur des maisons abandonnées, comme des signaux dans la ville de l’urbanité qui change. On a retranscrit notre ressenti par rapport à cette perte de maisons traditionnelles au profit des immeubles. Ces fantômes, la mort et les esprits sont très présents dans les contes, les légendes et les faits divers à La Réunion. Ils construisent l’imaginaire collectif et individuel en apportant des connaissances historiques, anthropologiques, et en puisant dans les histoires familiales.”

À quoi ressemblaient vos premiers travaux ensemble ?

“Au début, on ne faisait que du noir et blanc. On est entrés dans cette esthétique du fantôme et on a pris conscience du fait qu’il n’y avait pas réellement d’héritage graphique à La Réunion, et qu’il s’agissait surtout de dominants qui dessinaient des dominés. On a donc essayé d’exprimer un rapport fort et intime au territoire et à l’histoire de l’île, et de remplir un vide. Même si nos peintures rappelaient à certaines personnes des choses profondes et indescriptibles, on a essayé de conscientiser des émotions à ce sujet. L’idée était également de revenir à des sentiments de crainte et en même temps d’admiration pour la nature, la forêt ou la montagne, car les nouvelles générations n’ont pas forcément grandi avec les mêmes histoires qu’ont pu nous transmettre nos grands-parents par exemple, donc une part de l’histoire de l’île se perd progressivement.”

Comment intégrez-vous dans votre travail ce lien avec l’océan qui entoure l’île ?

“Au fur et à mesure, on est passé du fantomatique au végétal, notamment en peignant des hommes-arbres, et en incluant des éléments minéraux comme les pierres, les montagnes ou les nuages. Géographiquement, La Réunion est un territoire limité, et inconsciemment, nous avons grandi sur une île où on nous apprend à ne pas rêver au-delà de l’océan. On a alors décidé de repousser ces frontières mentales et géographiques en voyageant. En parallèle, on a voulu nous reconnecter avec nos origines, car même si on a grandi à La Réunion, le système éducatif reste français, et ainsi de nombreuses cultures issues de la colonisation ne nous sont pas expliquées en grandissant. À chaque voyage, on s’inspirait des légendes de chaque lieu. Tout cela nous a permis de concentrer notre travail sur la réécriture d’une mythologie graphique de l’océan Indien. On s’est notamment inspirés des Révélations du Grand Océan de Jules Hermann pour revisiter les mythes de la Lémurie. Jules Hermann a inversé dans un contexte colonial le point d’origine de l’humanité en le situant au sein même de l’océan Indien. La Lémurie est un continent légendaire enseveli par la montée des océans, faisant de La Réunion le territoire originel d’une cité mystérieuse et disparue, qui serait le berceau de la civilisation et un point de rayonnement dans l’univers. Dans notre imaginaire à tous, l’océan est un danger, il est lié à un traumatisme alors que les montagnes représentent quant à elles une idée de liberté. À La Réunion, les montagnes sont considérées comme un espace de liberté car c’est l’endroit où les esclaves se sont réfugié·es et ont créé un royaume de marrons libres. On dit que ces marrons se sont fondus dans le paysage, qu’ils ont pris la forme des montagnes et des arbres, et c’est pour cette raison que l’on essaie de rendre les montagnes vivantes en leur donnant des corps. Il y a donc des morceaux de notre histoire que l’on n’a jamais appris à l’école. Par exemple, on ne trouve aucune tombe d’esclaves ou de marrons dans les montagnes. Cela maintient certaines légendes sur le fait que des peuples étaient présents sur l’île bien avant les Français·es. Un autre exemple est une plaque retrouvée à Cilaos dans les années 1970 avec des inscriptions en grec ancien qui parlent d’Alexandre Le Grand. Cette absence d’information, ce déni et ces non-dits nous poussent donc à développer notre imaginaire et élargissent notre champ de création.”

Y a-t-il une démarche shamanique dans votre travail ?

“Oui, par la poésie et l’artistique, car plus on avance et plus on ressent les choses au niveau énergétique, et puis nous avons évolué en tant que personnes. On s’est aussi rendu compte de la question de l’égo au sein du graffiti dans le sens où tu écris ton nom partout pour que tout le monde le voit. Aujourd’hui on ne signe plus qu’avec un logo. Notre corporalité, notre présence et notre existence n’entrent pas en jeu dans l’existence des peintures que l’on fait. Ces peintures existent par elles-mêmes. Une fois terminées, elles font leur vie, elles sont au-delà de nous. En ce qui concerne la poésie, malheureusement à La Réunion de nombreux·ses intellectuel·les et poète·sses Français·es ou étranger·es ont subi un exil forcé en métropole. On a ainsi eu un manque d’éducation à propos de personnalités pouvant structurer un imaginaire et transmettre à travers la poésie sur l’île, et cela se ressent aujourd’hui.”

Ces dernières années, vous avez mené le projet 5XP10, de quoi s’agit-il ?

“Sur le bord des routes à La Réunion, il y a parfois des petites maisons rouges construites à la mémoire et dédiées au culte de saint Expédit. On a l’habitude de voir ces signes dans l’espace public, et on a donc choisi de réutiliser dans notre travail ce symbole spirituel fort. Dans certaines familles – catholiques notamment -, ce signe inspire plutôt la peur car il fait référence à de la magie noire. Saint Expédit est arrivé de manière symbolique à La Réunion dans les années 1930. À la base, c’est un centurion qui a vu les Romains tuer de nombreux chrétiens. Il a été saisi par la foi en Dieu des chrétiens et s’est converti directement suite à cette révélation. Son nom vient donc du fait qu’il ait été expéditif dans sa conversion. Dans sa main droite, il porte une croix à son cœur où on peut lire “hodie”, qui signifie “aujourd’hui”. Avec son pied, il écrase un corbeau qui tient dans son bec un parchemin avec l’inscription “cras”, qui signifie “demain”. Enfin, il porte la palme du martyr dans sa main gauche. Il fait ainsi référence à la fois au mal et au bien, car il faut s’engager dans la spiritualité avec lui, mais si on ne le fait pas, alors il peut y avoir un retour expéditif violent : c’est un pacte. À La Réunion, le surnom de saint Expédit est “Ti bondieu” car il faut s’adresser directement à lui, sans besoin d’aller à l’église. Notre travail autour de saint Expédit a commencé en 2012, en dessinant les oratoires. Chaque maison rouge de saint Expédit a sa propre architecture : c’est une forme de syncrétisme et de créolité car on retrouve des saint Expédit dans des temples indiens, d’autres sont en réalité des statuettes malgaches. Dans nos dessins, on a décidé de dépouiller les maisons de toute statuette, fleur, bougie, etc. afin de ne mettre en avant que l’architecture. Cette dernière constitue pour nous la réelle expression de la croyance et de la dévotion. Il arrive parfois de prier des oratoires vides, car la seule présence de la couleur rouge implique le point de départ d’un rituel sacré. On a réalisé une exposition en 2018 à la Cité des Arts de Saint-Denis sur saint Expédit où on avait moulé 300 saint Expédit en plâtre. Les plâtres étaient en réalité trop mous, donc on s’en est servi pour réaliser une installation avec les statuettes cassées ou déformées afin de montrer que ce n’est pas tant la statuette qui importe, mais plutôt l’oratoire lui-même.”

Article rédigé par Platform FRAC
Retrouvez l’intégralité des entretiens autour de l’exposition

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