Depuis bientôt dix ans, dans le cadre du programme Résidences Méditerranée initié par les Instituts français du Maroc, d’Algérie, d’Égypte, l’Ambassade de France en Iran et le Fonds de Dotation Compagnie Fruitière avec le Cameroun, la Friche accueille les artistes méditerranéen·nes dans ses ateliers. Le magazine Diptyk s’est intéressé à la présence particulièrement marquée des artistes marocain·es et à cette opportunité unique de création et d’échanges interculturels.
« Derrière ses murs industriels réhabilités, La Friche La Belle de Mai semble presque respirer. Les bruits métalliques des ateliers se mêlent aux conversations feutrées des artistes, tandis que des visiteurs arpentent les galeries ou assistent à une performance sur une scène vivante. Ce lieu hybride, à la fois espace de création et lieu d’échanges, est devenu un point de repère incontournable pour les artistes du bassin méditerranéen. Depuis 2015, le programme Résidences Méditerranée y accueille des créateurs des rives sud, leur offrant un terrain d’exploration unique. Parmi eux, les artistes marocains se distinguent non seulement par leur présence, mais aussi par l’impact durable de leur passage.
« Quand on arrive à Marseille depuis le Maroc, on se sent chez soi », affirme Alban Corbier-Labasse, directeur de La Friche et ancien directeur de l’Institut français de Casablanca. Et pour cause : cette ville portuaire partage avec ses homologues marocaines une hospitalité instinctive, une manière chaleureuse de recevoir l’autre. Mais au-delà de cette familiarité culturelle, Marseille offre un contexte artistique fertile. Elle est à la fois cosmopolite et enracinée, une ville où les influences se croisent sans jamais s’effacer. Si cette proximité géographique et émotionnelle adoucit l’arrivée des artistes marocains, La Friche ne s’appuie pas uniquement sur cette affinité naturelle. Elle structure cet accueil. Des acteurs comme Fraeme, l’AMI ou Le Bec en l’air agissent en tant que tuteurs, connectant les artistes à des ressources locales, facilitant leur accès à des archives ou organisant des rencontres avec d’autres créateurs. « Faire en sorte que l’atterrissage soit le plus doux possible, c’est essentiel », souligne Céline Emas-Jarousseau, responsable des arts visuels.
À La Friche La Belle de Mai, le programme Résidences Méditerranée repose sur un principe fondamental : permettre aux artistes de se déplacer, littéralement et symboliquement, pour transformer leur pratique. « Sortir de son cadre habituel, rencontrer d’autres créateurs, voir des œuvres en vrai, tout cela déplace des choses profondes dans leur démarche », explique Céline Emas-Jarousseau. Ce déplacement, libéré de la pression des résultats immédiats, devient un moteur de réflexion et d’expérimentation. Les résidents ne restent pas confinés à leurs ateliers ou à La Friche : ils sont encouragés à explorer les multiples scènes culturelles de la région sud. Comme Art-o-rama, événement incontournable pour les galeries émergentes, qui offre une immersion dans un panorama culturel unique allant de Monaco à Montpellier, en passant par Arles et Nice. De même, Les Rencontres de la photographie d’Arles ouvrent une porte vers des pratiques photographiques internationales, où les artistes peuvent s’inspirer de dialogues visuels riches et complexes.
La mobilité ne s’arrête pas aux frontières de la région. « Le passage par Paris reste essentiel », affirme Céline Emas-Jarousseau La capitale, centre névralgique du monde artistique français et international, offre aux artistes la possibilité de s’intégrer à des réseaux plus larges, d’ouvrir des dialogues avec des institutions prestigieuses et de faire résonner leur travail dans des cercles plus étendus. Les artistes, souvent enracinés dans des contextes locaux très spécifiques, trouvent dans ce changement de décor une opportunité de réinterroger leurs habitudes, de se redéfinir. Ce va-et-vient entre l’intime de l’atelier et l’extérieur de la ville crée un flux unique. Les idées voyagent, se croisent, se transforment. Certains artistes repartent avec des perspectives élargies, des concepts nouveaux qui enrichissent leur travail. D’autres voient leur pratique basculer, poussée par ces déplacements physiques et mentaux qui les obligent à abandonner des certitudes.
Pour Alban Corbier-Labasse, la métaphore de la ruche décrit parfaitement ce qu’il se passe à La Friche. Il préfère ce mot à celui d’incubateur. Le premier évoque l’activité vivante, l’effervescence spontanée, l’interconnexion organique ; le second, la froideur d’un programme linéaire et prévisible. À La Friche, rien n’est figé, rien n’est imposé. Tout bourdonne. Les artistes, les idées, les pratiques se rencontrent, s’interpénètrent et se transforment. La ruche s’incarne d’abord dans les ateliers, où chaque résident travaille à son rythme, mais toujours en dialogue implicite avec son environnement. Puis elle déborde. Dans la maison dédiée aux résidences, les repas partagés deviennent des espaces de discussions intenses, où des artistes d’horizons variés échangent bien au-delà de leurs pratiques. Une idée naît d’un commentaire, un projet s’enrichit d’une expérience partagée, et parfois, des collaborations se dessinent sans même que cela soit planifié.
Une subtile diplomatie culturelle
Cette dynamique, propre à La Friche, ne se cantonne pas aux murs de ses espaces. Marseille elle-même participe à ce bouillonnement. Ses rues, ses scènes, ses habitants, ses archives, ses paysages sonores et visuels, tout devient matière première pour les artistes. Cette relation est profondément symbiotique. Si les résidents s’enrichissent de la ville, ils laissent à leur tour des empreintes subtiles mais durables : des collaborations, des traces dans les mémoires, des idées qui germent bien après leur départ. C’est cette circulation constante entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’individuel et le collectif, qui donne à La Friche sa singularité.
En plus d’offrir un espace de création, Résidences Méditerranée s’affirme comme un outil de dialogue entre le Maroc et la France, un passage où l’art dépasse les frontières pour tisser des liens durables. « Les artistes sont les meilleurs ambassadeurs de leur culture », souligne Michel Richard, attaché culturel de l’Institut français du Maroc. À la Friche La Belle de Mai , le langage artistique agit comme un pont fluide, permettant de dire ce que les mots seuls peinent parfois à exprimer. En s’inscrivant dans ce dialogue, les artistes ne cherchent pas seulement à exposer leur pratique : ils participent à une réécriture des relations entre les deux rives. « L’art transcende les divisions tout en ancrant les identités locales », ajoute Michel, insistant sur cette dualité où la singularité d’une œuvre dialogue avec une communauté plus vaste. Ce modèle de coopération, unique par son ampleur et sa fluidité, montre comment l’art peut dépasser les logiques traditionnelles pour devenir un levier de transformation collective. Chaque résident devient à la fois un créateur et un passeur, laissant derrière lui un chemin que d’autres viendront prolonger.
Pour beaucoup d’artistes marocains, La Friche représente une étape décisive. Abdessamad El Montassir, accueilli en 2017, a vu sa carrière décoller après son passage ici, décrochant une résidence à la Villa Médicis. Pour d’autres, comme Badr El Hammami, Marseille est devenue une maison, une base stratégique, un lieu de connexion où les influences du Sud et celles de l’Europe s’entrelacent pour nourrir de nouvelles perspectives artistiques. Mais ce tremplin ne repose pas sur des promesses grandiloquentes. Céline Emas-Jarousseau le résume simplement : « Nous mettons en place les conditions, mais tout le mérite leur revient. » Cette humilité dans l’approche résume bien l’esprit de La Friche : un lieu qui ne contraint pas, mais qui permet. L’accompagnement des artistes, pensé sur mesure, s’adapte à leurs besoins spécifiques et à leurs ambitions, sans imposer de résultats immédiats. Ce cadre, à la fois structuré et souple, laisse aux artistes l’espace de construire leurs propres chemins.
Un lieu qui ne contraint pas, mais qui permet
Et souvent, ces chemins dépassent les attentes. Les artistes repartent avec des outils concrets, qu’il s’agisse de réseaux élargis, de collaborations naissantes ou d’une pratique enrichie par les rencontres et les découvertes. Mais plus encore, ils repartent avec une vision renouvelée de leur art et de leur place dans un monde globalisé.
Alors que Résidences Méditerranée approche de ses dix ans, une question demeure : comment valoriser encore davantage ces trajectoires uniques ? Une rétrospective des artistes passés par La Friche, de nouvelles initiatives pour renforcer les échanges… Les idées ne manquent pas. Mais l’essentiel reste dans ce mouvement, cette énergie qui circule entre La Friche, Marseille et les rives sud de la Méditerranée. Pour les artistes marocains, La Friche n’est pas une destination finale. C’est un espace de découverte et de transformation. Un lieu où l’on se trouve à travers l’autre, où l’on bâtit des ponts invisibles mais solides. Et pour Marseille, La Friche est bien plus qu’un site culturel : elle est un témoin vivant de ce que l’art, dans sa capacité à transcender les frontières, peut offrir de plus précieux. »
Article rédigé par Basma Mansour pour le Magazine Diptyk