Découvrez les plus beaux clichés des moments forts de la saison Africa2020 à la Friche !
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Aujourd'hui dimanche 24 nov.
Pour clôturer la Saison Africa2020 dont la Friche s’est faite QG multiforme durant un mois et demi, Julie Kretzschmar et Jay Pather ont co-créé l’évènement Afriques Fantastiques / Fantastic Africa, une proposition sur trois jours au sein des divers espaces de la Friche, faisant se télescoper des fictions racontant l’Afrique comme lieu d’utopies radicales et de questionnements subversifs. Le public a pu y découvrir des performances d’artistes issu·e·s du continent africain abordant aussi bien la thématique postcoloniale et décoloniale, les questions liées au genre, à l’identité et aux transidentités, ou encore à la place des rituels.
Pour l’occasion, le magazine SWAG (Something We Africans Got) a réalisé un entretien croisé entre les deux co-comissaires, les interrogeant à propos de la question du fantastique et de la création en temps de pandémie.
Le chorégraphe sud-africain Jay Pather est basé au Cap où il travaille le lien entre performance et espace, entre intime et public. Pour son festival Infecting the City – qui a été renommé, en réponse à la pandémie en cours, Un-Infecting the City – il transforme le paysage urbain en scène, avec un programme interdisciplinaire qui joue simultanément de l’imprévisibilité des espaces publics, car « ce genre d’échanges est très nécessaire dans un pays comme le nôtre, où la question de savoir quel espace appartient à qui persiste . Il s’agit de comprendre ces espaces. Compte tenu de son plan, la ville du Cap était une ville idéale pour l’apartheid, maintenant c’est une ville qui demande à être plus, et que ses publics soient reconnus ».
La dramaturge et réalisatrice française Julie Kretzschmar est basée à Marseille où elle dirige le festival culturel international Les Rencontres à l’échelle. « Mon travail actuel est lié aux récits manquants ou tus de migrants subsahariens installés dans l’une des principales villes de la Méditerranée. Mon travail est lié à la présence, à la relation. Autant que possible, j’effectue ce travail sur place, en me déplaçant ».
SWAG
La chorégraphie, la danse, les performances sont des incarnations physiques. La situation actuelle impose distance, limite, voire status quo. Comment travaillez-vous avec ces contraintes ? Est-ce l’occasion de repenser le corps et la scène ?
Jay Pather
Je m’attendais à ce que vous fassiez référence à la pandémie et le statu quo dont vous parlez est une jolie expression. Je ne vais pas faire de déclaration radicale sur le continent africain, mais je veux juste dire que la plupart de nos expériences se font dans cet espace de statu quo parce que nous sommes constamment confrontés à des problèmes de migrations, de refus de migrations et d’autres difficultés liées au mouvement ou à la performance, à la communication et à la tentative de franchir les frontières. C’est donc en grande partie un langage de notre travail. Un grand nombre de performeurs de premier plan du continent, et absolument en Afrique du Sud, rencontrent une certaine forme de résilience et l’imagination avec laquelle il faut travailler pour dépasser ces obstacles colossaux qui sont constamment lancés aux artistes de notre pays comme des autres, se transforme en une négociation des ravages. La pandémie a de cette façon gelé les corps, parce que les artistes doivent non seulement s’adapter au contexte, mais surgit également une sorte d’indignation morale. Et le résultat de tout ça, ce sont des œuvres d’une résilience et d’une puissance incroyables pour certains artistes quand d’autres, aux prises avec leur santé mentale, abordent la question du sens d’être au monde. Profondément perturbés par une sorte de précarité qui perdure. Nous travaillons avec des corps vivants, des publics vivants, des sens vivants et la vie ne pourra jamais être remplacée par le numérique, en particulier pour les artistes et les corps venus du continent africain. Nous sommes un continent affecté par plusieurs strates d’isolement, dans la manière dont il est vu et compris. On ne peut y remédier qu’avec un échange des corps. Donc, aller vers le numérique à ce stade, en ce moment, n’est presque pas une option parce que, s’il y a quelque chose que les artistes doivent faire, c’est de rendre un continent très mal compris visible.
SWAG
Julie, en tant que directrice des Bancs Publics, pouvez-vous nous décrire votre structure et et ce à quoi elle œuvre ?
Julie Kretzschmar
C’est un projet de production et de programmation dans lequel l’identité vient de la ville où elle se déroule, Marseille, et de ses spécificités : le multiculturalisme, une topographie urbaine marquée par les routes migratoires, les cultures urbaines et les identités plurielles des habitants. Dédiée à la création contemporaine internationale et émergente, elle soutient des artistes qui, attachés aux enjeux sociétaux actuels, par exemple les récits postcoloniaux et ceux liés au métissage – mais aussi les histoires qui questionnent le genre et celles qui aspirent à raconter de nouveaux modes d’action collective. Bref, un projet défini par des formes artistiques en rapport avec la société et axée sur des approches culturelles qui font tomber les murs entre les pratiques, par des gestes exigeants et innovants à caractère inclusif. Il est donc construit en dialogue avec les scènes artistiques contemporaines du sud de la Méditerranée, étroitement liées avec Marseille. Des connexions privilégiées sont construites depuis plus de dix ans avec des opérateurs à Alger, Beyrouth, Tanger, au Caire. Mais aussi avec des métropoles européennes et des institutions et festivals emblématiques, comme Berlin, pour les récits migratoires, ou Londres, Bruxelles et Naples, autour des créations contemporaines arabes. J’ai des collaborations étroites et établies à Ouagadougou, Kinshasa, Brazzaville…
SWAG
Vous êtes les co-commissaires de l’événement : « Afriques Fantastiques – Fantastic Africa », un programme de performances qui clôturera Here Comes Africa à La Friche la Belle de Mai à Marseille. Comment décririez-vous votre rôle ? Qu’est-ce que vous considérez comme important dans ce travail, en lien à cet endroit et à cette époque ?
Jay Pather
J’ai commencé en tant que conseiller du pôle arts de la performance de la saison Africa2020. Quand j’ai visité Marseille et que nous avons parcouru les espaces, nous avons rapidement compris le rôle de chacun. Et dans le meilleur sens possible, j’ai pu évoquer certaines des caractéristiques dominantes et des idées dominantes de la performance sur le continent africain. Par sa langue et son histoire, on a tendance en France à collaborer avec les pays africains francophones. Notre question était donc de savoir comment faire comprendre qu’il s’agit d’un continent immense avec un large éventail de cultures et de langues, sans compter la présence des langues et de diverses puissances coloniales. Nous avons donc élargi le spectre et programmé des artistes de différentes régions.
J’ai trouvé l’idée de Julie du « Fantastique » assez puissante parce que le continent africain, en partie en raison d’une mauvaise communication, est assimilée au manque, au besoin, au traumatisme, à la précarité. Et même si tout cela existe, c’est aussi un espace de rêve, de fantastique et d’avenir. Nombreux sont les artistes qui s’attachent à cette notion de construction des possibles et de rêve d’avenir. C’était quelque chose que nous partagions vraiment tous les deux. Cette notion d’enchantement et de comment travailler avec la gravité de ce qui se passe politiquement sur le continent.
Un autre aspect était de comprendre cette idée d’héritage au sein du continent. Il y a cette notion terrible de créativité, et de performance artistique qui explose dans les rues d’Afrique, ce qui est complètement absurde. Il est devenu très important pour nous de comprendre quels sont les intermédiaires de cette créativité, que ce soient par la variété des formes et ou celle des institutions, qu’elles soient purement éducatives ou communautaires.
Pour comprendre la gravité derrière le « Fantastique », comme avec tout ce qui est fantastique n’importe où dans le monde, il y a une pensée sous-jacente, il y a une mission et pour moi ce n’est pas juste une question de sens et d’imagination, c’est un question de survie, une question d’héritage. Nous avons construit un programme avec des artistes de la performance mais nous allons aussi avoir quelques œuvres vidéo de théoriciens reconnus du continent qui parlent à travers les œuvres des artistes, projetées dans divers espaces au fur et à mesure que l’on passe d’une œuvre à l’autre. Julie a été vraiment merveilleuse en arrivant sur le continent et en parlant aux artistes, créant une relation et un dialogue, et j’espère que c’est un dialogue qui, pendant que je reste sur le continent, pourra continuer dans les différents festivals que j’organise ici.
Julie Kretzschmar
Mon travail est lié à la question des identités : qui suis-je ? Mais encore plus à la question de lieux, où suis-je ?
Et la manière dont ces questions sont traitées sur le continent africain est, je trouve, une pensée réflexive, en mouvement… donc fascinante. Penser et agir de l’endroit où vous vivez n’est pas neutre. Jay vous a raconté comment nous nous sommes réunis autour de l’idée du « Fantastique ». Ma proposition était de prendre avantage de la polysémie qui, en français, désigne à la fois l’irruption du surnaturel à la réalité – et donc à la dimension magique et fantasmagorique qui nourrit notre imagination – au sens de « fantasme », mais aussi au caractère incroyable et positif, au sens de « stupéfiant ».
SWAG
Fantastic Africa présente « des artistes actifs sur la scène de la performance, avec des fictions qui racontent l’histoire de l’Afrique comme lieu d’utopies radicales et de questionnements subversifs ». Parlez-nous des artistes avec lesquels vous travaillez… comment traduire les utopies radicales au sein des pratiques artistiques et peut-être de la société ?
Jay Pather
Une artiste qui me vient immédiatement à l’esprit est Nora Chipaumire du Zimbabwe. Elle s’est formée à la danse contemporaine, elle a beaucoup travaillé dans ce sens mais son ambition est de briser par le vocabulaire et les attentes de la danse traditionnelle, qu’elle adapte de manière contemporaine tout en préservant son récit. En faisant cela, il se dégage d’elle une liberté immense, de sorte que le mouvement est extrêmement intuitif. Il est, bien sûr, le résultat de sa formation. Par exemple, elle s’est beaucoup intéressée au mouvement punk et à la pop culture. Elle évolue à travers ces formes inattendues. Elle crée en ce moment un opéra et travaille avec des éléments sonores dans une pièce intitulée « Nehanda », dans laquelle elle utilise ce personnage pour traiter du retour des os du peuple Shona, qui sont morts dans les guerres qu’ils ont menées aux côtés des Britanniques, au Zimbabwe. Elle utilise la forme de l’opéra, elle fait usage de tant de langages sonores différents d’une manière tout à fait viscérale. Dans certaines de ses performances en solo autour du punk et de la pop elle électrise vraiment le public. Lorsqu’elle se produit en Europe, elle critique en fait leur regard pendant que le public danse avec elle. Et je trouve que c’est très puissant. C’est très subversif, ce genre de « je ne vais faire aucun compromis sur ma critique perpétuelle des ravages qu’a subi ma nation et qui continuent de résonner ». Mais en même temps – « Je vais vous faire profiter de cette expérience et vous la ressentirez comme je la ressens et comme je le fais, et il n’y aura pas de place pour votre désaccord ». Parce qu’en perpétuant ce niveau d’incarnation, dans le genre de travail fantastique auquel elle a affaire, elle vous met dans un cul-de-sac.
Nelisiwe Xaba [est] une autre artiste qui sera également montrée à Marseille. Son travail est une pièce plus ancienne appelée Ils me regardent et c’est ce qu’ils pensent, qui fait référence à Saartjie Baartman, qui a été brutalement exhibé en Europe comme une curiosité au XIXe siècle. Xaba joue avec cette idée de traverser le corps et de tendre vers une archive puis de la faire remonter à travers votre propre corps. Elle s’intéresse à ce regard mais au regard sur notre propre corps. Elle est consciente, en tant que femme noire, d’être aujourd’hui fétichisée, dans un mélange de culpabilité et de désir non abouti. Ce regard que l’on croyait disparu avec la fin des zoos humains se retrouve de différentes manières. Tant qu’il y aura cette lecture déséquilibrée du continent africain et de ses habitants il y aura toujours la question du regard. Je pense que plus nous en serons conscients, et plus cela deviendra intéressant. S’il y a une sorte de changement réel, il se produit avec des gens ordinaires qui sont capables de prendre conscience de leur propre besoin de fétichiser les êtres humains.
Julie Kretzschmar
Afriques fantastiques proposera une vision de l’Afrique nourrie d’un imaginaire en partie magique et rituel, tout en témoignant de formes et d’univers artistiques radicaux d’un point de vue esthétique, se référant à l’histoire de l’afrofuturisme. La question de subversion ou de la radicalité est traitée, à mon avis, très différemment selon les artistes, des lieux d’un continent dont l’imaginaire se nourrit aussi de la violence d’une histoire de domination. Et je crois que cette histoire, et sa continuité, produisent des esthétiques radicales parce qu’elles expriment des pulsions tues et contradictoires. On retrouve des traces de l’inconscient, des traumatismes, au niveau individuel mais aussi collectif. J’ai le sentiment avec ces artistes que la subversion vient de la capacité de recycler la violence sans l’annihiler. C’est très français mais j’aime me référer à Baudelaire pour parler de notre besoin de vivre dans l’éternité (la tradition) et dans l’instantanéité (la nouveauté). Ces artistes qui inventent des espaces futuristes font exactement cela : trouver le monde déjà ancien (celui dans lequel nous vivons) à travers des choses nouvelles, mais aussi travailler sur les héritages, rituels (la persistance de l’ancien monde).
SWAG
Une réflexion sur l’importance du lieu et son pouvoir symbolique – qu’est-ce que cela signifie pour l’Afrique d’être à Marseille ?
Jay Pather
Oh, c’est une question à un million de dollars. Ce n’est pas sans graves problèmes – nous parlions tout juste du regard. Si vous aviez un festival en Afrique du Sud appelé « Europe 2020 ». A quoi pensez-vous que cela ressemblerait ? Ce serait hilarant. Quels types de travaux montrerions-nous ? Alors avec ce terme d’« Afrique 2020/2021 » il y a le danger absolu d’un véritable mécanisme de réduction, et peu importe ce que nous disons ou comment nous le disons, le danger est très réel. Nous ne pouvons fermer les yeux sur ce sujet, mais il y a aussi une réelle opportunité de changer cela et c’est également un espace pour y travailler.
Nous y parviendrons plus particulièrement en déconstruisant le terme inapproprié de « l’Afrique en tant que pays » , et en révélant ses complexités et la coexistence des nombreux pays et cultures du continent. Il nous faut également travailler à travers ce présent contemporain qui peut ne pas ressembler du tout à la modernité que l’Europe veut que nous soyons. La colonisation attend, même après coup et comme moyen d’exercer un contrôle, que l’on soit « moderne », mais parce que beaucoup d’artistes ont renoncé à la modernité et travaillé avec des formes défavorables à ce continent dans ce pays, je crois qu’il y a un espace pour renverser ce récit, et j’espère que c’est ce qui va se produire. Il y a un mouvement à l’intérieur et à l’extérieur des cultures autochtones et qui ont été opprimées, c’est une vision extrêmement sophistiquée de l’être au monde. C’est aussi une expérience, il n’y a aucun doute là-dessus et je ne peux pas dire avec certitude qu’il y aura des sortes d’illumination mais nous espérons que les invités de France, d’Europe et d’ailleurs pourront voir cela et être capables de prendre un moment pour comprendre qu’il s’agit d’un continent très complexe car les séquelles de la colonisation sont un phénomène très complexe. Il n’y a pas de date d’expiration, il n’y a aucune date qui marque la fin de l’apartheid en Afrique du Sud – 1994 n’était qu’une date parmi d’autres dans le large paysage plus large de l’économie et de la survie.
J’espère tout simplement que les publics comprendront que le décolonialisme a besoin de dialogues permanents et que bien qu’il ne soit pas contenu dans son l’intégralité à l’intérieur du festival, ces pensées existent comme un rappel. Et nous espérons qu’ils perdurent et initient le changement.
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